Papier de verre, bois, charbon, brique, câble, charnière à piano, moteur… et altérations.

Comme je viens de m’asseoir face à une nouvelle sculpture dans l’atelier de Jérémie Bruand, le niveau de mes yeux la surplombe à peine. On dirait que l’ouvrage vient de trouver son équilibre. Ce dôme géodésique — d’une proportion de trois cinquièmes de sphère — est renversé sur le sol. Posé, le volume évasé s’est déformé de soi-même. De deux coins opposés il s’allonge, tandis qu’entre eux, les rebords plissent. Cette coque fine aurait l’ampleur d’accueillir au moins trois personnes, c’est-à-dire trois corps. Mais la sculpture pour cela ferait une trop frêle embarcation. Des plaques de laiton, à l’intérieur, organisent par surbrillance le signal visuel de la structure renversée. On voit par là ce qui la fait tenir. Ces tirets de dorure pâle laissent percevoir un léger jour à intervalle régulier, chaque fois que se plie un angle entre les surfaces planes. Je constate vite que la construction pourrait être facilement démontée. Retenue grâce au réseau des charnières à piano vissées, cette forme lie tout en les laissant séparables les nombreuses et semblables facettes triangulaires taillées d’un bois contreplaqué fin. À tout le moins l’épaisseur des panneaux et de la coque ainsi conçus convient-elle, puisque choisie à la limite de ce que, du poids à la légèreté, on obtient l’accord entre les attaches mobiles, le bois et le volume complet, léger mais stable, immobile et tout juste retenu. Au déchiffrement rapide de l’architectonique s’ajoute, enfin, l’étonnante présence d’un troisième matériau, qui pour être remarqué demande un supplément d’attention. Il s’agit de papier de verre altéré par un usage mécanique. L’élément abrasif est contrecollé sur les surfaces externes du solide renversé, au renflement de sa courbure qui mène au contact du sol. Ici, pour moi, l’image poétique étonnamment survenue de l’oursin, tel qu’en sa carcasse échouée sur un rivage, un dôme usé, les pics en moins.

Mais pour autant que je le connaisse, Jérémie Bruand ne se précipite pas sur la poésie. Je crois plutôt qu’il s’en méfie. Générer les formes est d’abord un travail de la nature. Celle-ci serait son inspiratrice première par la contemplation qu’elle attire. Cependant, pour pouvoir virer de la rêverie à la cohérence rationnelle, la science délivre sa clarté schématique. C’est suivant cette exemplarité que le mouvement, la croissance, le temps sont reconnaissables dans nombre de ses travaux qui empruntent souvent aux solides cristallins, parfois à la morphologie végétale. Fréquemment, les œuvres sont prévues pour s’ajuster à leur milieu, ainsi accroissent-elles l’impression de calculs géométriques qui nouent l’harmonie avec les formes naturelles. Cela aidant, la dimension contemplative peut être retrouvée. Par ailleurs, corrélativement, le vocabulaire formel dont il s’agit renvoie aussi, incontestablement, au rôle qu’il a pu tenir dans des interprétations anciennes de la place de l’Homme au sein du Cosmos.

Partant de ces présupposés ou repères, et d’une attitude positiviste, Jérémie Bruand échafaude l’expérimentation en laissant à nu ses procédés de construction. Le contemplateur privé, attentif à la vie, préfère céder sa place à l’ingénieur. Celui-là affirme la littéralité du matériau pour se livrer à la démonstration de fabrications soigneuses, mais surtout sans complication inutile. Jusqu’aux plus grands des objets ou dispositifs, la simplicité recherchée se rend intelligible, rejoint l’évidence. Ainsi, des découpes droites dans des plans solides s’ajustent pour la confection de diaphragmes muraux, ouverts, kaléidoscopiques, ou dans des volumes tout en variations d’arêtes répétitives, qui, couvrant des surfaces de sol ou épousant la retombée d’un bout de table, équilibrent la sophistication dans la sobriété. Une association de feuilles géantes de papier de verre éraillé peut aussi bien être redressée en tableau, sommairement. D’emblée, sont aisément compris l’enchaînement des formes, leur calcul, leur imbrication, leurs proportions.

Le corps humain, qui est ici celui de l’artiste, est inscrit dans la réalisation de façon à lui donner son unité. Des modules apparaissent comme la mesure même des mouvements qui les ont produits, et assemblés. Leurs combinaisons attestent le plus souvent de réplications. C’est ainsi qu’on retrace dans les éléments de la construction un enchaînement des gestes programmé. L’expérience vécue du travail par l’artiste, qui projette son ouvrage et qui le conduit par étapes successives, est ce qui est donné tout entier au regard. On convient finalement que ce qui est à voir en est la trace aboutie. Jérémie Bruand nous le dit : « la décision vient en cours de route, lorsque satisfait, je m’arrête. »

À l’état de restitution, on doit pouvoir tout voir. Pour cet artiste, rien ne devrait faire obstacle à la compréhension de ce qui est montré. C’est par honnêteté envers lui-même et envers les autres qu’il refuse la dissimulation. Par extension, son langage à la fois brut et soigné, sans avoir à plus y penser, réfute tout régime de transparence simulée. Le fait qu’on sache décrire immédiatement ce qui est présent devant soi délégitime toute imposture. Cela a valeur de positionnement… Si Jérémie Bruand ne veut pas orienter l’interprétation, c’est bien pour éviter de (se) désorienter.

L’idéal pour lui serait donc de tout rendre intelligible. Le hasard lui-même ne va pas sans raison puisqu’il est la coïncidence d’enchaînements de causes qu’on peut rendre discernables. Voici comme exemple les aléas maitrisés que sont les « Trajets », soit l’enregistrement sur papier des roulements d’une bille d’acier enduite d’encre de gravure, retenue par l’encadrement d’une boîte en bois lors de déplacements en camion… Partant d’un point de départ et terminant au point d’arrivée, un dessin est donc, preuve à l’appui, une trace portée sur de la matière organisée, le témoin d’une action. Ce constat révélé peut s’adapter à des dimensions monumentales. C’est le cas lorsqu’un parterre de charbon est balayé des heures durant par les caresses oscillatoires et circulaires de deux pinceaux placés chacun à l’une des extrémités d’un balancier, suspendu depuis très haut à un moteur, dans un local de spectacle circacien aux allures industrielles… Somme toute, c’est de façon démonstrative que les procédés mécaniques et aléatoires, jamais ésotériques, décrivent les résultats propres à leur dispositif. À l’instar encore des convulsions d’une brique retenue par un câble, mû toujours par un moteur, qui se tortille et soudain se détend, pour recommencer jusqu’à l’usure. Avec de tels systèmes, la mécanique électrique se substitue au corps de l’artiste. Celui-ci dans ces cas peut s’extraire du travail en cours tout en laissant observer des processus, qui, par la répétition d’un mouvement, maintiennent l’aléatoire prisonnier d’un calcul. Les dispositifs autonomes, tout simples et bruts qu’ils soient, ou même carrément « terre à terre », réfèrent à la logique expérimentale et à l’observation scientifique.

Les mouvements mécaniques comme les mouvements articulaires de l’artiste manifestent des effets physiques aux points de rencontre des matières. Les travaux de Jérémie Bruand rendent ainsi tous compte de consécutions observables, parcourues de chocs, de frottements, de déplacements, d’usure, entre un début et une fin. Ce sont des capsules temporelles. Plus largement, un accord est recherché dans la formalisation des œuvres qui combine explicitement l’idée du projet à la restitution tangible. Pour ainsi dire à mi-chemin entre les moyens et la fin, l’artiste choisit toujours, pour les montrer, de conserver des traces qui fixent un état de dégradation matérielle. L’altération affichée, sur certaine échelle de valeurs implicite, donne la prédominance au corps sur la théorie. C’est par les constatations que progresse l’ensemble de la recherche.

Dans tout ce travail afflue la concrétisation de sensations. Avec une grande sincérité, le témoignage donné révèle une sensibilité envers le factuel, qui se communique au travers de l’objet, des matériaux, et de l’expérience vécue parmi eux. Cependant, à la question éminente de l’altérité, qu’implique l’exhibition de l’altération, répond une retenue subtile, lorsque tout est à portée plus ou moins du regardeur. Me paraît à cet égard emblématique l’utilisation faite du papier de verre altéré, le matériau récupéré par larges bandes qu’utilise le plus répétitivement Jérémie Bruand. Cette surface encore abrasive mais usée, parcourue de stries mécaniques, maintient le spectateur, auquel rien n’est pourtant dissimulé, à certaine distance. Voilà qui laisse peut-être entrevoir ce que j’imaginais de l’oursin.

Sébastien Hoëltzener, juin 2020.

 

 

 

 

 

 

 

Jérémie Bruand explore les formes et les matières dans l’élaboration de protocoles rigoureux. Chacun de ses travaux sont le fruit d’expériences répétitives et d’une observation sensible des réactions qu’il provoque sur des matériaux pauvres et parfois récupérés (papiers fax, papiers abrasifs usagés, briques…). C’est dans ces actions rationnelles aux processus physiques et mathématiques simples que se composent des oeuvres sérielles. A la fois dans la maîtrise des mécanismes et le désordre accidentel qui en résulte.

Dans Tour, il suspend deux marqueurs au dessus d’un support toile ou papier fixé sur un tour électrique. Au rythme des rotations, ils glissent, se détachent, effectuent des circuits variés. Chaque dessin est la trace immuable de l’instant de réalisation. Ces mouvements circulaires aléatoires, ceux là même qui définissent le caractère singulier des dessins, se retrouvent également dans un processus presque inverse à travers sa série Trajectoires/Déplacements. Un dispositif dans lequel un ou plusieurs marqueurs sont suspendus au dessus du support immobile, fixés à un moteur. Cette fois-ci, l’artiste fait le choix d’intervenir. Il ajoute une donnée à l’expérience en perturbant sa trajectoire. Selon les traces qu’il observe, il prend la feuille, la déplace dans un sens ou un autre. Ses compositions s’inscrivent comme la trace d’un accident provoqué sur un accident d’origine. Bien que cette expérience paraisse plus complexe, les formes visibles n’en sont pas moins épurées. L’attention portée inscrit une justesse de mise.
Gravées dans la trace sourde du matériau, bien qu’invisibles à première vue, les rotations mécaniques sont toujours présentes dans les recherches qu’il mène avec du papier de verre usagé. Récupérées dans différentes usines de menuiserie, les bandes d’abrasifs portent les marques du bois poncé sur les machines. Selon l’épaisseur du papier et la nature du bois travaillé, les motifs et couleurs de l’usure varient. Ici, Jérémie Bruand utilise la matière brute et la tord, la plie, la découpe, la plaque ou l’intègre dans l’espace. Selon l’action menée, en surface plane ou en volume, le statut du papier se définit en tant que sculpture, installation ou voir même objet performatif au sein duquel l’artiste, par la répétition et la régularité de ses gestes, devient une machine oeuvrante. Le public constitue dans ce cas un facteur actif de l’accident, une contrainte subtile et inconsciente dans l’envahissement progressif de l’espace et de sa composition.

Les contraintes de déplacements, les réactions en chaîne dans la rencontre de différents facteurs, sont communs à la série nommée très explicitement Accidents où traces de pneus et déchirures de papiers énigmatiques sont conservées sous cadres. Ces traces deviennent un peu moins mystérieuses lorsqu’une fois encore Jérémie Bruand donne des précisions sur l’exécution de l’oeuvre. Au volant d’un chariot élévateur, une grande feuille de papier blanc posée au sol, il tente de faire un demi-tour sur ce seul support. Sans pouvoir en maîtriser le lieu, dans l’impossibilité de voir l’action qui se déroule sous ses roues, le papier se déchire laissant apparaître autour d’elle les traces de son passage. Ce n’est qu’ensuite, qu’il recadre et met en valeur cet effet de surprise. Un effet de surprise qui, tour à tour, s’expose ou se fond intrinsèquement au fil des expériences.
En jouant de bug entre des sons enregistrés et des actions présentes, il arrive même que les deux se superposent et créent un étrange phénomène de perte de repères. La désynchronisation entre l’ouïe et la vue déstabilise les perceptions du spectateur. Ceci est le cas dans ses installations de briques. Posées au sol, les unes à côté des autres, et tenues par des câbles qui les relient à des moteurs, elles tournent de manière aléatoire et à différentes vitesses. L’installation est contemplative. Il faut parfois un certain temps avant de la voir s’activer. Il est ceci dit possible très rapidement d’en appréhender le mouvement par les vibrations des câbles qui effectuent leurs rotations et les traces que les briques laissent au sol. Le temps peut y paraître suspendu, dans une certaine tension face à l’anticipation des faits. Le son de cette même installation, enregistré en amont, tourne en même temps qu’elle fonctionne. Un double accident survient entre l’action présente et les traces de l’action passée, en décalage, dans des moments non donnés.

Déplacer les regards, les interroger sur une ouverture, une déchirure, une fragilité précieuse, faire coïncider dans l’action l’ordre et le désordre, exposer dans le facteur inconnu la multiplicité des possibles, voici les tâches auxquels Jérémie Bruand s’adonne dans son travail.
Face à ses oeuvres, chaque spectateur se situe comme témoin. Témoin des instants de sidérations dans lesquels se constitue la poésie des formes. Ces mêmes formes qui amène l’imagination de chacun à parler d’elle-même par analogies, croyances, culture et expériences mais qui ne peuvent en aucun cas être détachées d’un phénomène de cause à effet. Dans la mise en oeuvre rationnelle et formelle de ce qui échappe, dans les trames indissociables du hasard, il invite le spectateur à la contemplation et à la lenteur, à prendre sa place d’observateur, celle qui précède le rôle d’acteur, à expérimenter par l’observation la découverte de formes en perpétuel mouvement. Dans une générosité certaine et non sans un brin de malice, il nous invite à se laisser surprendre par la simplicité des faits et son étrangeté.

J. Verin, 2015

 

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Par une intervention minimale, Jérémie Bruand offre une seconde vie, voire un parachute doré, aux matériaux qu’il déniche. Vierges ou en fin de vie, les trouvailles deviennent support ou instrument d’une expérience. Le papier thermique a une vocation informative (tickets de caisse, fax, reçus bancaires…), il est conçu pour renseigner et pérenniser. Jérémie Bruand le pousse dans ses retranchements, éprouve sa réactivité au profit de motifs aléatoires qui apparaissent au gré des pérégrinations de son chalumeau. Les bandes abrasives ne sont utiles que planes et au contact d’un matériau ? L’artiste les présente alors en volume, en nombre, fixes ou en mouvement. Elles deviennent le matériau, le support.

Le travail en série s’ancre dans une logique de l’unicité qui ne peut transparaître que dans le nombre. Ce n’est qu’en répétant scrupuleusement un protocole que chaque pièce se révèle unique. Jeu de hasard, oui, mais maitrisé. Jérémie Bruand conçoit les règles, les applique, invariablement. Dans cette maîtrise tant désirée mais fatalement illusoire, Jérémie Bruand propose une double dynamique au rôle du peintre, à la fois acteur et spectateur de son œuvre. L’idée de la trace, de l’histoire du matériau prend part à la singularité de chaque pièce.

La multiplicité des œuvres permet ensuite d’envisager autant de possibilités de les présenter. Toujours dans un désir contemplatif, voire méditatif, parfois en présentant une œuvre en cours afin de visualiser le procédé. Qu’ils s’agissent finalement de photographies, d’installations, de papier fax ou de marqueur, la réflexion est celle du peintre, de l’expérimentation de réactions. Celles des matériaux, celles de l’artiste lui-même, celles de traces, d’usure, d’anecdotes ou de tentatives. L’infime poésie de matériaux manufacturiers se révèle dans les stigmates qu’ils portent.

L’industriel devient harmonieux, la simplicité du matériau est touchante, il redevient matière. La nature reprend ses droits et s’impose dans des œuvres pourtant nourries de récupération et d’usinage.

 

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Interview réalisé par AAAR.fr ( ART Visuel en région Centre):

https://vimeo.com/94772113